Noah 83 dans « L’Equipe » (11/15) : Sur les genoux, comme Borg

5 juin 1983 : Jour de finale. Yannick Noah s’impose en trois sets contre Mats Wilander (6-2, 7-5, 7-6).

Bientôt, au troisième set, Yannick Noah cessa de boire de l’eau pour engloutir des sodas, des boissons sucrées. C’est immanquablement à ce signe que Jean-Paul Loth, en Coupe Davis, reconnaît un joueur tenaillé par la fatigue et la fringale. À chaque changement de coté, Yannick se passait aussi les jambes au Synthol ou quelque chose comme ça. « C’est vrai, reconnaît-il, j’étais comme une pile, j’avais des crampes de nervosité. »

Il menait pourtant par deux sets à zéro, un sacré bout de chemin de fait pour quelqu’un qui rêvait de ça « depuis tout môme » , depuis l’âge de onze ans et demi très exactement, quand Yann s’appelait encore « Titi » pour les copains, et qu’il campait ici, couchait sous la tente à Roland-Garros, mais oui, parfaitement, avec des centaines d’autres mômes engagés dans les Championnats de France minimes par équipes : ce qui fait que, Roland-Garros, c’était déjà, c’était un peu, sa maison…

Il menait par deux sets à zéro en finale, contre Mats Wilander, tenant du titre et fier de l’être. Ainsi, Yannick Noah n’avait perdu qu’un set de tout le tournoi et, encore, un set par accident, consenti à Lendl en quarts de finale, après deux balles de match un soupçon négligées. Peut-on mieux maîtriser un sujet, dominer un événement ? Le matin même de la finale avait été étrangement calme et confiant, Yannick avait superbement dormi, alors qu’il n’avait pu fermer l’oeil à la veille de rencontrer Roger-Vasselin en demi-finales. De toute façon, quand Yannick reste sept heures de suite dans un lit, ça vaut largement le tour du cadran pour un autre.

Il menait par deux sets à zéro entre ciel et terre, entre l’enfant qu’il fut et le champion en pleine gloire de l’âge, extraordinairement exact au rendez-vous de l’un et de l’autre. Les deux premiers sets avaient duré quatre-vingt-quatre minutes et il en faudrait beaucoup plus, bien évidemment, pour éprouver pareil athlète, assurément la plus belle bête de court qu’on puisse imaginer, sans parler de caractère, ce féroce et fier caractère, cet orgueil, cette méchanceté sur commande, ce bourrichon qu’on se remonte quand il faut, faites la somme de tout ça et multipliez par deux. Rien ni personne ne manque à l’appel, tout est en place pour ce final, le jour de gloire… et pourtant Yannick est raide, raide de nervosité et de crampes, et il ne voit plus le bout de cette longue route ! C’est maintenant que l’événement, exerçant au maximum son emprise, va le chercher sur son nuage et lui ordonne de marcher ou crever.

Cinquante millions de Noah peuvent-ils comprendre ? Ça leur a paru si facile, ce premier set empoché par 6-2 en trente-six minutes dans une chaleur trouble, avec seulement quelques gouttes éparses, comme un peu d’eau froide dans le soleil. Yannick en réalité avait ressenti tout autant la pression du jour J, de l’heure H, que l’énorme tendresse populaire qui l’accompagnait, tendresse pudiquement contenue par un public dont il y a tout lieu d’être fier, oh ! oui. Pour se libérer, il s’était tout de suite essayé à une somme de variétés et d’effets, livrant rarement deux fois de suite la même balle.

Bien que Wilander, décidément, ne soit pas l’homme des départs rapides, des premiers sets au galop de charge, il fut cependant d’une « largeur » incroyable en défense, cela dès le début, si bien que les plus belles volées de Noah et les plus croisées durent être gagnées deux fois. C’est ce qui fit tout le jus du premier break creusé par Noah au cinquième jeu, encore plus affirmatif au septième jeu.

La pression du jour J

Déjà difficile à analyser par nature, le jeu de Mats Wilander sera-t-il convenablement apprécié ? On commence à le bassiner, c’est sûr, avec des questions tellement rectifiées d’une année sur l’autre : « Pourquoi vous pas monter ? », « Pourquoi vous trop monter ? » Faites donc confiance à ce grand garçon, il sait où il va, où il pose les pieds. Pour notre part, nous l’avons trouvé ici, en valeur absolue, sensiblement supérieur à ce qu’il fut l’an dernier en finale, contre Vilas, compte tenu que l’Argentin n’avait évidemment pas, comme Noah, le jeu pour réellement le bousculer. Même si Wilander, sur ce thème, préfère taire son sentiment, je suis sûr qu’il pense de même, qu’il se sent plus fort, plus gourmand que l’an passé, et c’est dire le mérite de Noah d’avoir contenu, puis repoussé, le « rapproché » du Suédois au deuxième set, moment le plus intense du match, énorme bras-de-fer psychologique.

Cinquante millions de Noah l’auront-ils ressenti ? Un seul Noah sans doute pourra dire la force de l’agression dont il fut, à ce moment, l’objet. Je persiste à croire qu’elle fut plus forte que celle qui coucha Vilas l’an dernier à la fin du deuxième set. À ce moment, Noah lui-même était à son top, divinement bien sur ses jambes et formidablement mis en appétit par l’amuse-gueule du premier set. Son break au cinquième jeu du deuxième set fut un chef-d’oeuvre d’humeur et d’agressivité. Mais ne voilà-t-il pas que, pour la première fois, Il allait être à son tour down au service, à 30-40 au sixième jeu, à 15-40, puis 30-40 au dixième jeu, dans une folle excitation de sa part en service-volée et, bel et bien, le dernier mot au Suédois, recollant à cinq jeux partout par une merveille de lob gagnant, le sixième d’une collection de dix !

Avec ce moignon jaune qui lui tient lieu de manche pour revers à deux mains, Wilander revenait pleinement dans le match, pleinement et à son train. L’effort de volonté à ce moment consenti par Noah pour ne pas lâcher ce deuxième set pèsera sûrement beaucoup à l’instant dramatique du troisième set. Servant à 5-5 et 15-40, c’est Wilander à son tour qui sera possédé par un lob. Il a manifestement craqué sous la tension des échanges et pourtant, pour boucler le set au jeu suivant, ce n’est pas deux fois mais trois que Noah, au comble de l’exaltation, devra croiser sa volée dans les angles.

À l’attaque du troisième set, la finale dut payer d’un passage en demi-teinte la décharge physique et nerveuse, la montée de frénésie, la perte d’adrénaline, du deuxième set. C’est alors que Noah commença à boire plus sucré, à croquer des pastilles, à masser ses mollets, impuissant à confirmer au deuxième jeu, sur son propre service, l’avantage assuré au jeu précédent sur le service de Wilander.

L’épaisseur du drame colle à cette chaleur à couper au couteau. Il ne s’agit plus de bien jouer mais de gagner. Dans ce but, il abrège, il précipite les échanges au maximum. Il est même possible qu’il bluffe énormément. Le spectre d’un quatrième set se présente comme un croquemitaine de l’enfance, quand il rêvait sous sa tente à Roland-Garros. C’est étrange, cette lucidité qu’il a su préserver jusque-là : maintenant, ce n’est plus que du sable dans la tête…

Il sert pour le match à 6 jeux à 5… service perdu à quinze par un Wilander qui a tiré trois retours pas possibles…

Tie-break. Wilander commence par sortir son lob. C’est le signe. Yann ne peut pas perdre ce tie-break. Yann, meilleur serveur, ne peut pas perdre ça, non, non, vas-y, Yann, rugis donc, fais-toi plaisir. Formidable bête de court, c’est aussi une bête de scène, qui ferait pleurer tout le monde, la famille, les copains, la France entière. Sur la première balle de match à 6-2, Wilander place son dixième lob gagnant. Et, à la deuxième, Yann se retrouve à genoux, mais de bonheur, comme s’agenouillait Borg… Ouais, Yann, comme Borg !

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